26 mars 2017

Cousu de fil rouge

La réalisation de ce sac à épingles à linge 
 dont le dessin de la broderie est extrait du livre
 m'a invité à fureter dans mes livres pour chercher des informations sur la couleur rouge et son utilisation dans la broderie.

Pour tout savoir sur les couleurs, il faut lire les textes de Michel Pastoureau, historien de la symbolique occidentale mondialement connu pour ses travaux sur l’histoire des couleurs en Occident. Il a également publié une dizaine d’ouvrages sur les significations de l’héraldique (science du blason, c'est-à-dire l'étude des armoiries).

Lors d'un passage obligé à la librairie du Musée des Arts Décoratifs à Paris (chaque fois que je visite une exposition de ce musée) j'ai fait l'acquisition de ce modeste livre
La couleur rouge est évoquée de la page 25 à la page 41. Voici ce que nous en dit l'auteur :
"[  ] le rouge [  ] est une couleur orgueilleuse, pétrie d'ambitions et assoiffée de pouvoir, une couleur qui veut se faire voir et qui est bien décidée à en imposer à toutes les autres. En dépit de cette insolence, son passé, pourtant, n'a pas toujours été glorieux. Il y a une face cachée du rouge, un mauvais rouge (comme on dit d'un mauvais sang) qui a fait des ravages au fil du temps, un méchant héritage plein de violences et de fureurs, de crimes et de péchés. Méfiez-vous de lui : cette couleur-là cache sa duplicité. Elle est fascinante, et brûlante comme les flammes de Satan.
[  ] Dans le système chromatique de l'Antiquité, qui tournait autour de trois pôles, le blanc représentait l'incolore, le noir était grosso modo le sale, et le rouge était la couleur, la seule digne de ce nom. La suprématie du rouge s'est imposée à tout l'Occident.
[En effet] très tôt, on a maîtrisé les pigments rouges et on a pu les utiliser en peinture et en teinture. Dès - 35 000 ans, l'art paléolithique utilise le rouge, obtenu notamment à partir de la terre ocre-rouge : voyez le bestiaire de la grotte Chauvet. Au néolithique, on a exploité la garance, cette herbe aux racines tinctoriales présente sous les climats les plus variés, puis on s'est servi de certains métaux, comme l'oxyde de fer ou le sulfure de mercure... La chimie du rouge a donc été très précoce, et très efficace. D'où le succès de cette couleur.
 [  ] Dans l'Antiquité déjà, on l'admire et on lui confie les attributs du pouvoir, c'est-à-dire ceux de la religion et de la guerre. Le dieu Mars, les centurions romains, certains prêtres... tous sont vêtus de rouge. 
 [Mais il y a différents rouges] Dans la Rome impériale, celui que l'on fabrique avec la substance colorante du murex, un coquillage rare récolté en Méditerranée, est réservé à l'empereur et aux chefs de guerre. Au Moyen-Age, cette recette de la pourpre romaine s'étant perdue (les gisements de murex sur les côtes de Palestine et d'Egypte sont de plus épuisés), on se rabat sur le kermès, ces œufs de cochenille qui parasitent les feuilles de certains chênes. [  ] La récolte est laborieuse et la fabrication très coûteuse. Mais le rouge obtenu est splendide, lumineux, solide. Les seigneurs bénéficient donc toujours d'une couleur de luxe. Les paysans, eux, peuvent recourir à la vulgaire garance, qui donne une teinte moins éclatante. Peu importe si on ne fait pas bien la différence à l’œil nu : l'essentiel est dans la matière et dans le prix. Socialement, il y a rouge et rouge ! D'ailleurs, pour l’œil médiéval, l'éclat d'un objet (son aspect mat ou brillant) prime sur sa coloration.[  ]Un rouge bien vif est toujours une marque de puissance, chez les laïcs comme chez les ecclésiastiques. A partir des XIIIème et XIVème siècles, le pape, jusque là voué au blanc se met au rouge. Les cardinaux, également. Cela signifie que ces considérables personnages sont prêts à verser leur sang pour le Christ... Au même moment, on peint des diables rouges sur les tableaux et, dans les romans, il y a souvent un chevalier félon et rouge, des armoiries à la housse de son cheval, qui défie le héros. On s’accommode très bien de cette ambivalence.
[  ] Dans toutes les versions du conte "Le Petit Chaperon Rouge" (la plus ancienne date de l'an mille), la fillette est en rouge. Est-ce parce qu'on habillait ainsi les enfants pour mieux les repérer de loin, comme des historiens l'ont affirmé ? Ou parce que, comme le disent certains textes anciens, l'histoire est située le jour de la Pentecôte et de la fête de l'Esprit sains, dont la couleur liturgique est le rouge ? Ou encore parce que le jeune fille allait se retrouver au lit avec le loup et que le sang allait couler, thèse fournie par des psychanalystes ? Je préfère pour ma part l'explication sémiologique : un enfant rouge porte un petit pot de beurre blanc à une grand-mère habillée de noir... Nous avons là les trois couleurs de base du système ancien. On les retrouve dans d'autres contes : Blanche-Neige reçoit une pomme rouge d'une sorcière noire. Le corbeau noir lâche son fromage -blanc- dont se saisit un renard rouge... C'est toujours le même code symbolique.
[  ] Les codes symboliques ont des conséquences très pratiques. Prenez les teinturiers : en ville, certains d'entre eux ont une licence pour le rouge (avec l'autorisation de teindre aussi en jaune et en blanc), d'autres ont une licence pour le bleu (ils ont le droit de teindre également en vert et en noir). A Venise, Milan ou Nuremberg, les spécialistes du rouge garance ne peuvent même pas travailler le rouge kermès. On ne sort pas de sa couleur, sous peine de procès ! Ceux du rouge et ceux du bleu vivent dans des rues séparées, cantonnés dans les faubourgs parce que leurs officines empuantissent tout, et ils entrent souvent en conflit violent, s'accusant réciproquement de polluer les rivières. Il faut dire que le textile est alors la seule vraie industrie de l'Europe, un enjeu majeur.
[  ] Pour les réformateurs protestants, le rouge est immoral. Ils se réfèrent à un passage de l'Apocalypse où saint Jean raconte comment, sur une bête venue de la mer, chevauchait la grande prostituée de Babylone vêtue d'une robe rouge. Pour Luther, Babylone, c'est Rome ! Il faut donc chasser le rouge du temple - et des habits de tous bons chrétiens. Cette" fuite" du rouge n'est pas sans conséquence : à partir du XVIème siècle, les hommes ne s'habillent plus en rouge (à l'exception des cardinaux et des membres de certains ordres de chevalerie). [  ] On va assister aussi à un drôle de chassé-croisé : alors qu'au Moyen-Age le bleu était plutôt féminin (à cause de la Vierge) et le rouge, masculin (signe du pouvoir et de la guerre), les choses s'inversent. Désormais le bleu devient masculin (car plus discret), le rouge part vers le féminin. On en a gardé la trace : bleu pour les bébés garçon, rose pour les filles... Le rouge restera aussi la couleur de la mariée jusqu'au XIXème siècle.
[Et oui, la mariée était en rouge !] Surtout chez les paysans, c'est-à-dire la grande majorité de la population d'alors. Pourquoi ? Parce que, le jour du mariage, on revêt son plus beau vêtement et qu'une robe belle et riche est forcément rouge (c'est dans cette couleur que les teinturiers sont les plus performants). Dans ce domaine-là, on retrouve notre ambivalence : longtemps les prostituées ont eu l'obligation de porter une pièce de vêtement rouge, pour que, dans la rue, les choses soient bien claires (pour la même raison, on mettra une lanterne rouge à la porte des maisons closes). Le rouge décrit les deux versants de l'amour : le divin et le péché de chair. Au fil des siècles, le rouge de l'interdit s'est aussi affirmé. Il était déjà là, dans la robe des juges et dans les gants et le capuchon du bourreau, celui qui verse la sang. Dès le XVIIIème siècle, un chiffon rouge signifie danger.
[  ] En octobre 1789, l'Assemblée constituante décrète qu'en cas de trouble, un drapeau rouge sera placé aux carrefours pour signifier l'interdiction d'attroupement et avertir que la force publique est susceptible d'intervenir. Le 17 juillet 1791, de nombreux Parisiens se rassemblent au Champs-de-Mars pour demander la destitution de Louis VI, qui vient d'être arrêter à Varennes. Comme l'émeute menace, Bailly, le maire de Paris, fait hisser à la hâte un grand drapeau rouge. Mais les gardes nationaux tirent sans sommation : on comptera une cinquantaine de morts, dont on fera des "martyrs de la révolution". Par une étonnante inversion, c'est ce fameux drapeau rouge, "teint du sang des martyrs", qui devient l'emblème du peuple opprimé et de la révolution en marche. Un peu plus tard, il a même failli devenir celui de la France.[  ] En février 1848, les insurgés le brandissent de nouveau devant l'Hôtel de Ville. Jusque là, le drapeau tricolore était devenu le symbole de la Révolution (ces trois couleurs ne sont d'ailleurs pas , contrairement à ce que l'on prétend, une association de la couleur royale et de celles de la ville de Paris, qui étaient en réalité le rouge et le marron : elles ont été reprises de la révolution américaine). Mais, à ce moment-là, le drapeau tricolore est discrédité, car le roi Louis-Philippe s'y est rallié. L'un des manifestants demande que l'on fasse du drapeau rouge, "symbole de la misère du peuple et signe de la rupture avec le passé", l'emblème officiel de la République. C'est Lamartine, membre du gouvernement provisoire, qui va sauver nos trois couleurs : "Le drapeau rouge, clame-t-il, est un pavillon de terreur qui n'a jamais fait que le tour du Champs-de-Mars, tandis que le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie !". Le drapeau rouge aura quand même un bel avenir. La Russie soviétique l'adoptera en 1918, la Chine communiste en 1949... Nous avons gardé des restes amusants de cette histoire : dans l'armée, quand on plie le drapeau français après avoir descendu les couleurs, il est d'usage de cacher la bande rouge pour qu'elle ne soit plus visible. Comme s'il fallait se garder du vieux démon révolutionnaire.
[  ] Dans le domaine des symboles, rien ne disparait vraiment. Le rouge du pouvoir et de l'aristocratie (du moins en Occident, car c'est le jaune qui tient ce rôle dans les cultures asiatiques) a traversé les siècles, tout comme l'autre rouge, révolutionnaire et prolétarien. Chez nous, en outre, le rouge indique toujours la fête, Noël, le luxe, le spectacle : les théâtres et les opéras en sont ornés. Dans le vocabulaire, il nous est resté de nombreuses expressions ("rouge de colère", "voir rouge") qui rappellent les vieux symboles. Et on associe toujours le rouge à l'érotisme et la passion.
Mais, non vie quotidienne, il est pourtant discret. Plus le bleu a progressé dans notre environnement, plus le rouge a reculé. Nos objets sont rarement rouges. On n'imagine pas un ordinateur rouge par exemple (cela ne ferait pas sérieux), ni un réfrigérateur (on aurait l'impression qu'il chauffe). Mais la symbolique a perduré : les panneaux d'interdiction, les feux rouges, le téléphone rouge, l'alerte rouge, le carton rouge, la Croix-Rouge... Tout cela dérive de la même histoire, celle du feu et du sang..."

Pour en savoir plus , vous pouvez consulter le dernier livre de Michel Pastoureau publié en octobre 2016 aux éditions du Seuil : il est consacré à la couleur rouge. 

    

Les livres que je possède et que j'ai feuilleté pour chercher l'explication de l'utilisation du fil rouge en broderie reprennent des informations déjà évoquées par Michel Pastoureau.
Ce livre indique que "Dès le début du Moyen-Age, le rouge est considéré en Occident comme la "couleur par excellence". Opposé au blanc (la pureté) et au noir (la saleté), il symbolise l'amour le dynamisme, la richesse aussi [  ]." Pour en savoir plus, il invite à consulter le "Dictionnaire des couleurs de notre temps. Symbolique et société - M. Pastoureau - éd. Bonneteau - Paris - 1992

Cet album rappelle qu'"un trousseau de jeune fille de bonne famille pouvait compter plus d'une centaine de draps, aussi, pendant longtemps, les femmes européennes ont apposé sur leur trousseau leurs initiales brodées en rouge sur le lin blanc. Impossible sinon pour les blanchisseuses de s'y reconnaitre sans cette marque."
Le Larousse Ménager de 1955
 donne cette définition de la "marque : signe distinctif que porte une pièce de linge ou un objet personnel. Elle est indispensable lorsque le linge est donné à la blanchisserie. On peut marquer le linge d'office avec des encres spéciales ou en utilisant de marques décalquables au fer chaud. Pour le beau linge on emploie le plus souvent des lettres ou des chiffres qu'on exécute au point de broderie."


Les auteurs du livre
ont puisé à différentes sources. Ainsi, dans "Le ménage de Madame Sylvain", livre de lecture courante à l'usage des jeunes filles paru au début du XXème siècle, il est écrit " Le coton rouge écarlate ou andrinople résiste merveilleusement à l'action décolorante de la lessive; c'est pourquoi on l'emploie surtout pour marquer le linge." Plus loin, nous lisons "Rouge Turc, rouge d'Andrinople, rouge du Rhin, ces termes sont définitivement associés à la broderie populaire au point de croix. Couleur aux sens multiples, elle est surtout celle du sang, de la vie et de la passion, et est perçue, à ce titre, comme porteuse d'énergie." (p. 50) Pour l'ethnologue Yvonne Verdier, dont l'ouvrage Façons de dire, façons de faire (paru en 1979) est  cité page 51, "Marquer, c'est aussi avoir ses règles en langage populaire, et marquer son trousseau au fil rouge désigne clairement cet évènement biologique. [  ] La couleur rouge du fil est bien dans son sens profond, originel, celle du sang féminin."
Enfin, toujours dans "MA BOITE A COUTURE" (p.55), nous apprenons que  E. Wirth a écrit en 1907 : "Le plus sûr moyen de conserver le linge est de le faire marquer, de le numéroter et de le faire servir dans l'ordre de son numéro; c'est dans le même ordre qu'il doit être rangé dans les armoires." Cet ordre établi et immuable permet que l'usure du linge se fasse de façon uniforme.

Je ne peux pas terminer ce petit tour d'horizon sans faire référence aux fils DMC pour Dollfus (Daniel) - Mieg (Anne-Marie) et Compagnie. A l'origine de cette entreprise qui vit le jour en 1746 était la fabrication de toiles de coton peintes (indiennes). En 1843, la société commercialise un fil à coudre et à repriser, décliné en quatre couleurs : blanc, gris, brun et noir. Puis viendra "le fil à marquer le linge, un fil mat de couleur rouge, véritable ancêtre du fil à broder, que les jeunes filles utilisaient pour marquer le trousseau à leurs initiales. Ce fil servait également, dès l'école primaire et parfois même plus tôt, à broder les fameux abécédaires [  ] que certaines nomment à juste titre, des "petits rouges". Ce fil existera également en bleu, une couleur très prisée par les jeunes filles protestantes. C'est ce fil rouge, grand teint, composé de deux brins de coton retordus, extrêmement résistant, qui a beaucoup contribué à la renommée de DMC. Sa couleur provient de la garance, racine cultivée en Alsace et dans le sud de la France. Dans l'Antiquité, les grands centres de production de cette plante se trouvaient à Andrinople, aujourd'hui Edirne et à Smyrne aujourd'hui Izmir, toutes deux villes turques. Ce qui explique pourquoi le rouge DMC s'est appelé tout d'abord rouge d'Andrinople ou rouge turc. Ce n'est que plus tard qu'il portera le nom de rouge du Rhin."
Ces informations sont extraites de 
que j'ai acheté à l'issue de ma visite en mai 2016 au musée textile de Wesserling, écomusée textile de Haute-Alsace qui raconte, par une approche vivante et artistique, la fabuleuse épopée de cette ancienne “Manufacture Royale” qui a marqué l’histoire de toute une vallée.

Une exposition temporaire était consacrée à la société DMC. J'avais photographié cet abécédaire géant (avec mon téléphone portable)
Les abécédaires réalisés à l'école primaire, dont il est question plus haut, sont aussi nommés "marquoirs". Dans "MA BOITE A COUTURE", je lis ceci (p. 53) : "Le terme de marquoir se réfère au verbe marquer et au point de marque qui n'est autre que le point de croix à point compté destiné à marquer les pièces modestes du trousseau.En France, c'est un passage obligé des petites écolières, jusque dans les années cinquante. Exécutés sur canevas ou étamine, au fil rouge, au moment de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, les plus simples comportent un alphabet complet, les chiffres de 1 à 9, le nom de l'écolière, la date d'exécution, parfois une bordure ou une frise. Ils peuvent être "pédagogiques" lorsque l'alphabet commence par les lettres les plus simples à exécuter, les droites, jusqu'aux plus compliquées, courbes, puis diagonales, comme l'indiquent les programmes officiels."

Lorsque je suis allée visiter en novembre 2016 à Epinal l'exposition finale de l'action "L'incroyable conjugaison du verbe coudre", il n'y avait pas de marquoir. Mais un cahier d'écolière dans lequel l'apprentissage des points de couture se faisait au fil rouge.

PS 1 : Je dédie cet article à Marcia 
PS 2 : Si vous croisez des cahiers de couture prêts à prendre le chemin de la décharge, qui ne manqueront à personne, je suis preneuse...